PLAYLIST DE
JULIEN SEBBAG
CHEF

PARIS
@JULIENSEBBAG

“ La cuisine est rythmée par les saisons, mais par l’humain aussi. S’il n’y avait pas d’élan rythmique, souvent musical, mon travail s’essoufflerait. ”

Quel est ton premier souvenir musical ?

Mes premiers souvenirs musicaux sont vraiment nuls. C’était à l’époque des CDs. Aujourd’hui, j’envie tellement les gens qui disent “oui, mes parents me faisaient toujours écouter les Stones, les Clash, le Velvet, etc… alors que moi, c’était plutôt “Emilie Jolie” de Joe Dassin ou Charles Aznavour. Je ne suis pas issu d’une famille de passionnés de musique, ni de cuisine d’ailleurs, ce n’était pas du tout des sujets passion chez moi.

Quand j’étais adolescent, je faisais beaucoup de skate dans le 9ème et j’avais une grosse période musicale ou j’écoutais en boucle Nirvana, System of a Down et les Red Hot Chili Peppers. Mais j’étais pas forcément très curieux de nouvelles choses, de nouveaux registres ou domaines. Quand j’avais 19 ans, je fumais beaucoup de pétards. J’ai fait une mauvaise réaction une fois, un “bad”; et je suis resté perché pendant plusieurs mois. Après ca, j’ai eu toute une période ou j’ai dû me reconstruire, parce que j’ai réalisé que je m'anesthésiais énormément en fumant, et que je devais me découvrir. Mon psy, à l’époque, m’obligeait à faire et découvrir de nouvelles choses.

Un jour, je suis tombé sur le documentaire “When You’re Strange” sur The Doors (de Tom DiCillo), narré par Johnny Depp que j’adore, et je me suis pris une claque incroyable. Dans la continuité de ca, je me suis retrouvé un jour au musée d’art moderne devant un tableau de Delaunay avec la chanson “Riders on the Storm” de The Doors dans les oreilles, et là, j’ai ressenti quelque de chose de vrai, de frappant, de nouveau, d’inspirant. Comme si je réalisais qu’il y avait autre chose que le skate et les copains dans la vie. Un moment d’éveil, de bascule en maturité. Je dirais pas que je suis devenu “adulte” parce que je considère encore que j’ai une âme d’enfant, mais comme si j’avais ouvert les "portes de la perception”. Ça m’a giflé. Je me souviens très bien de ce moment.

Dans quelle ambiance aimes-tu te mettre pour travailler, pour créer ?

La première chose que je fais quand je me réveille le matin, c’est mettre de la musique. Ensuite, elle me suit tout au long de ma journée. Même jusque dans la cuisine. La seule chose que je réalise aujourd’hui est qu’une musique pas adaptée peut desservir l’ambiance et l’efficacité d’une cuisine. Il y a tellement de bruits dans une cuisine entre les cris, les bruits de cuisson, les machines à bons, etc… Certains chefs n’aiment pas trop écouter de la musique en travaillant, d’autres en ont besoin. J’essaie de respecter les envies de chacun et de mes équipes. Mais quand il s’agit que de moi, c’est musique toute la journée, tout le temps.
Avec les plateformes de streaming, je suis devenu limite maladif par rapport à la musique et certains artistes. Je vais être obsédé par un artiste un jour et en être dégouté deux mois après, tellement je l’ai écouté non-stop. Parfois j’essaie de me temporiser par rapport aux chansons que j’adore, pour qu’elles durent un peu plus dans le temps.


De quelle manière la musique t’inspire pour créer une recette ?

La musique me met dans un état que j’aime. Elle me procure du bonheur et la sensation d’être heureux, et c’est ce qui me met dans de bonnes conditions pour créer et être productif. Je n’ai pas de processus linéaire de création. Quand je me pose seul pour avancer sur mon premier livre ou sur les recettes de mon restaurant qui changent tous les mois, j’ai besoin d’être dans ma bulle. Pas de téléphone, personne autour. Juste un vinyle qui tourne. A ce moment là, je suis apaisé et j’ai l’impression d’y voir clair; d’être dans de bonnes dispositions pour imaginer et assembler des choses, sans être bridé. C’est un moment privilégié pour moi. Il est spécial car c’est un moment ou j’écoute vraiment la musique, contrairement à souvent, où la musique est un fond sonore, une bande passante qu’on remarque de temps en temps mais qui se fond dans le décor.

Dans ces moments là, justement, j’écoute de la musique très différente de celle que je vais écouter avec du monde, pendant mes trajets à vélo ou pour m'ambiancer. Quand je crée, j’ai envie d’être hors du temps donc je vais souvent écouter de vieilles chansons, des choses vintages, pour me faire transporter.

Je viens de sortir mon premier livre, aux éditions Flammarion. C’est très excitant comme projet. J’ai rédigé 43 recettes, je me suis éclaté. Mon rapport à la musique est tellement naturel et évident, que dans chaque recette, il y a un petit onglet en bas de la page, avec une chanson associée à chaque plat. Une chanson qui m’évoque le moment, un jeu de mot, un clin d’oeil, ou une association d’ambiance avec la recette. Le processus de choix de chanson est facile quand tu as la recette en face de toi. Elle t’inspire une humeur, une saison, une couleur, des gens avec qui la partager, et donc forcément, une musique, un style musical ou un album. Ça devient assez naturel et instinctif de choisir.

Mon restaurant “Forest” s’appelle d’ailleurs comme ça, après la chanson “A Forest” de The Cure. L’intérieur du restaurant est céleste et synthétique.

Comment serait ton travail sans l’influence de la musique?

Vu la place qu’elle a aujourd’hui dans ma vie, ça changerait beaucoup de choses je pense. J’ai beaucoup de phases de doutes et de questionnements. C’est un métier qui demande beaucoup de responsabilités et qui a un côté humain très important et prononcé. Donc c’est vraiment une forme de refuge pour moi, dans lequel j’arrive à me rassurer, à reprendre confiance. La musique m’aide à me recentrer, parfois prendre du recul sur les choses et me rappeler qui je suis. Je pense que j’aurais moins confiance en moi. Du coup, j’aurais moins d’entrain pour entreprendre de nouvelles choses; je serais plus figé. La musique m’apporte du rythme dans mon travail, et sans elle, il serait plus plat, plus linéaire, moins coloré et évolutif.

La cuisine est très rythmée par les saisons, par l’humain aussi. S’il n’y avait pas d’élan rythmique, souvent musical, mon travail s’essoufflerait.


Dans l’intimité musicale de quel.le artiste aimerais-tu te plonger? Un.e artiste que tu connais personnellement et un.e que tu ne connais pas.

Une personne dont j’admire le parcours c’est Jean Imbert. Il a une cuisine très personnelle, mais très paradoxale parce qu’il a cassé pleins de codes. C’est quelqu’un de très méritant. Et je serais très curieux de découvrir ce qui l’inspire, ce qui le fait avancer, quel est son but et ce qui le fait se lever tous les matins.
Et un artiste que je ne connais pas personnellement, je dirais Tim Burton. Son univers est tellement fascinant que je pense que je n'ai pas besoin d’en dire plus.


Les sonorités qui te donnent la chair de poule en ce moment?

J’ai 2 réponses, mais elles sont liées.

Je suis un peu schizophrène à ce sujet parce que je suis obsédé par les années 70, et tous ces groupes la. Je les appelle “les groupes de lumière” tellement ils ont marqués une époque de la musique et ont influencés tellement de domaines par la suite. Mais en même temps, j’ai une passion absolue pour le Rap US depuis que je suis tout petit. J’adore Kanye West, Kendrick Lamar, Tyler the Creator, Kid Cudi, j’adore Baby Keem, ASAP Rocky et Frank Ocean. Mais je les écoute vraiment quand je bouge, quand je fais du vélo, ou en cuisine quand c’est le rush. Sinon quand je suis chez moi et que je suis plus en introspection, posé, c’est plutôt les années 70.

Avec deux de mes meilleurs potes, qui bossent dans la musique, on a crée un concept de soirée qui s’appelle “Album Ultime”. On se retrouve toutes les 2 semaines le Lundi soir, et chacun présente un album aux deux autres. Un album qu’il adore, qui l’a touché, et chacun fait une sorte de présentation de 45 minutes dessus. Ensuite on dîne, et on papote en écoutant l’album de la soirée. Mon pote Raph, il y a 2 semaines, a présenté le dernier album de James Blake, que je connaissais juste de nom. Et j’ai adoré, j’ai pris une claque. Et depuis ce soir la, la chanson “Say What You Will” est ma chanson préférée du moment. La dernière soirée en date d’ailleurs était sur Rick Rubin, le producteur Américain de génie. Je découvre tellement d’artistes, d’albums, de chansons avec ce concept. Mais j’apprends aussi des choses sur mes potes à travers leurs choix et leurs présentations. C’est fascinant.